Micro finance : Entretien avec…Dr. Ibrahim Robleh Guedi Maître de conférences en économie à l’Université de Djibouti

13 avril 2017 8 h 09 min0 commentsViews: 117

« L’épargne est avant tout une ressource stable pour le secteur de la micro finance »

La Nation : Pouvez-vous nous définir ce qu’est la micro finance et son rôle grandissant à Djibouti ?

Dr. Ibrahim Robleh Guedi : La micro finance peut-être définie comme un moyen fournissant des services financiers à des populations exclues des systèmes bancarisés. Cette micro finance regroupe différentes formes de service : le crédit, l’assurance, l’épargne ou encore le transfert d’argent. Le micro crédit n’est qu’une composante de la micro finance. Elle s’adresse aux populations des pays  les plus pauvres et les exclus des pays développés. La micro finance a une portée à la fois microéconomique et macroéconomique.

Au niveau microéconomie, les initiateurs des programmes de microcrédit  veulent développer l’auto-emploi des pauvres en favorisant l’autofinancement de leurs  projets.  Ce qui permettra de valoriser  leur  capacité d’esprit d’entrepreneuriat en créant leurs propres entreprises à travers le lancement des activités génératrices de revenus. C’est donc une occasion pour ces entrepreneurs pauvres de prendre en main leur destin en accédant plus facilement aux crédits et d’être libérés de la dépendance des usuriers. Quant au niveau macro-économique, la micro finance permet de soutenir la croissance économique. Par son rôle d’intermédiaire financier, elle facilite la transformation d’épargne accumulée et inactive en investissement. Ces investissements permettent le développement de la capacité productive, ce qui a un effet positif sur la croissance économique.

La micro finance représente, de part le monde, un moyen de lutte contre la pauvreté en améliorant les conditions de vies des ménages pauvres. Ses effets bénéfiques sont surtout connus dans les pays en voie de développement et elle représente une autre source de financement pour les populations pauvres qui n’ont pas accès aux banques. Cette potentialité du secteur de la micro finance a retenu l’attention des pouvoirs publics, à Djibouti, pour lutter contre la pauvreté et des financements important ont été investis dans ce secteur. Les enquêtes Djiboutiennes auprès des Ménages (EDAM, 2002 et 2012) ont montré une progression de la pauvreté. Les différentes politiques de lutte contre la pauvreté mis en place depuis la fin des années 90 ont eu un impact très faible dans la lutte contre la pauvreté.

La micro finance est-elle un mode de financement alternatif au système bancaire ?

L’asymétrie d’information qui existe entre le prêteur et l’emprunteur est un problème fondamental sur le marché du crédit. Les banques ne connaissent pas parfaitement leurs clients, et leur aversion au risque est patente. Il en résulte par conséquent des phénomènes de rationnement du crédit. Ce dernier est d’autant plus important dans les pays pauvres ou les emprunteurs ne disposent  pas de garantie matérielle (exemple, un hypothèque).  Pour gérer cette insuffisance d’information et cette absence de garantie chez les personnes ciblées, la technique de prêt de groupe de caution solidaire est utilisée (appelé aussi crédit solidaire). Ces mécanismes qui sont la caution solidaire ou encore les prêts progressifs permettent de contourner les problèmes d’asymétries d’information afin d’améliorer  le remboursement des crédits. A cet égard, elle constitue une stratégie innovante en facilitant l’accès au crédit à ces tranches de la population exclue du système bancaire.

Quelle est le principe de fonctionnement de ce crédit de groupe ou crédit solidaire ?

Elle est la forme la plus médiatisée et la plus connue de la micro finance en particulier avec les expériences de la Grammen Bank du Bangladesh. Cette expérience a débuté au Bangladesh en 1976 avec Mohamed Yunus, professeur d’économie à l’Université de Daka. Ce principe de fonctionnement consiste à octroyer de crédits des petits montants aux membres organisés en petits groupe. Ce groupe est constitué de cinq personnes.  Chaque membre du groupe accepte de se porter caution du remboursement des crédits accordés aux autres membres si ces derniers sont dans l’incapacité ou s’ils refusent de payer volontairement leur dette. Cette caution solidaire se substitue aux garanties matérielles et financières.  Une fois effectué le premier prêt aux échéances prévues, un second prêt d’un montant globalement plus important leur sera accordé, et ainsi de suite. Cette technique de prêt progressif a pour but  de motiver les emprunteurs à être réguliers au niveau de remboursement du crédit et de bénéficier des montants plus importants.  Ce système de groupe requiert un volet d’épargne obligatoire. Cette épargne obligatoire  permet de jouer le rôle de garantie du prêt en cas de défaillance d’un des  membres du groupe.

Cette épargne est-elle  un préalable pour l’octroi du crédit ?

Pour ces institutions de type Grammen Bank, le crédit ne nécessite pas une épargne préalable (crédit d’abord, épargne ensuite).  Ses institutions ne lient pas le crédit à l’épargne, mais cherchent souvent à susciter une épargne locale qui prend peu à peu le relais de l’aide extérieure.   Cette épargne est avant tout pour le secteur de la micro finance une ressource stable. C’est un outil capable de transformer les ressources dormantes en ressources dynamiques voir actives pour être investies dans l’économie djiboutienne. Donc, Il faudra développer une politique  pour attirer davantage les dépôts à terme pour renforcer la stabilité et la pérennité financière de l’institution.

Quels regards rétrospectifs jetez-vous sur l’évolution de la micro finance ces dernières années dans notre pays ?

A coté de ce secteur bancaire en forte expansion, on assiste à l’émergence, au développement et à la structuration de ce nouveau secteur qu’est la micro finance au niveau national. Ce développement du secteur a été favorisé par les pouvoirs publics et aussi par le concours des bailleurs de fonds. L’émergence du microcrédit sur le plan national date déjà d’une quinzaine d’année, mais ce secteur de la micro finance reste toujours peu développé.

Le secteur de la micro finance avant 2008 : la caritas, une pionnière en matière de microcrédit ;  Fonds Social de Développement (FSD) ; les projets à volets crédits (l’OMS, PAM ) ; Le secteur de la micro finance après 2008 : Caisse populaire d’Epargne et de Crédit (CPEC) ; Caisse Nationale d’Epargne et Crédit (CNEC); Caisse Populaire Epargne et de Crédit de Djibouti (fusion des deux caisses à savoir CPEC et CNEC).

Quel est l’impact de la micro finance à Djibouti sur les conditions de vie des populations bénéficiaires?

L’évaluation des impacts sociaux économiques de la micro finance est devenue de plus en plus importante et occupe aujourd’hui une place centrale dans les programmes des différents intervenants dans ce secteur, tant des bailleurs publics que des intervenants privés. Elle permet de mesurer l’impact des services d’une institution de micro finance sur la vie des ses clients au niveau de l’emploi, le revenu, l’alimentation, l’éducation, la santé ou sur l’’empowerment (ou l’émancipation) des femmes.  L’évaluation reste le principal instrument pratique pour déterminer l’efficacité pratique de la micro finance comme moyen de développement. C’est une question qui interpelle tous les acteurs impliqués dans ce secteur, bailleurs, praticiens et décideurs politiques. Notre enquête de juin 2013 montre qu’au niveau des ménages, l’essentiel des revenus générés par la micro finance à Djibouti est utilisé pour les dépenses d’urgence à savoir l’alimentation et la scolarité des enfants. Il est un outil important et utile pour améliorer ces derniers. Par contre, la micro finance a un impact limité au niveau de l’accès à la propriété, à l’eau et à l’électricité. Ces derniers exigent un investissement important. Egalement, ces dépenses importantes prennent le dessus par rapport à l’investissement et à la prise de risque. Ce qui ne permet pas de  créer de richesses.

Par conséquent, la micro finance à  Djibouti ne contribue pas à la lutte contre la précarité des populations cibles mais permet seulement de soulager leur condition  de vie sur le court terme.  Une participation plus longue au programme permettra un impact positif dans le long terme.

La micro finance améliore-t-elle  l’empowerment des femmes ? Autrement dit, la micro finance améliore-t-elle durablement leur autonomie et leur indépendance en tant qu’acteur économique, social et financier ?

Le concept empowerment est né en Inde au sein du réseau  DAwN (Development Alternaives for women en New), réseau crée 1984 par un groupe de sociologues et d’économiste à Bangalore. C’est un mouvement féministe international qui revoit les rapports de sexe dans un but émancipatoire,  de droits humains et de transformation de la société. Elle propose des perspectives de développement aux niveaux économiques, sociaux et politiques des femmes, surtout les femmes pauvres et marginalisées dans les régions du sud. Il est difficile de donner une définition claire de l’empowerment en Français. La banque mondiale traduit ce terme  par « l’autonomisation » ou « renforcement du pouvoir ».

Notre enquête montre, en général, que l’accès des femmes aux services de micro finance permet d’améliorer le bien-être du ménage et de la famille. Mais ces programmes de micro finance n’arrivent pas à renforcer le statut de la  femme et à impulser un réel processus empowerment. Et même des fois, cet accès des femmes aux programmes de micro finance peut parfois être source de tensions sociales au sein des familles.

Quelle est l’attitude des pouvoirs publics vis-à-vis de la micro finance à Djibouti?

L’Etat devra déployer davantage d’efforts pour le renforcement de la capacité de l’institution afin de la rendre autonome et pérenne opérationnellement dans le long terme. Elle ne doit plus se limiter à la protection des opérations de crédits et de dépôt. Cette institution attend de la part de l’Etat un appui technique et logistique important. Elle doit aussi mettre en place un environnement réglementaire plus favorable  pour la micro finance en République de Djibouti. Pour ce faire, elle devrait renforcer le caractère insuffisant des lois existantes sur les coopératives et aussi renforcer la faiblesse du système judiciaire afin de faciliter le recours devant les tribunaux et devant les forces de l’ordre.  Enfin, pour assurer l’équilibre financier de ses institutions, l’Etat doit soutenir le financement d’activités plus diverses et plus risqué tel que la pêche ou l’agriculture ou encore les  petites entreprises tel que les producteurs de lait ou du sel afin d’accroître  des revenus plus importantes et générés plus de ressources  pour l’institution. Ce qui permettrait de dépasser les petites activités de commerce  peu rentables et ayant  une faible valeur ajoutée.

Quelles sont les limites de la micro finance dans notre pays?

Pour assurer la viabilité  et la pérennité de la CPEC de Djibouti, il est impératif  dans un premier temps de relever les difficultés rencontrées et puis de proposer des recommandations  pour améliorer  son efficacité.

Les limites sont au nombre de trois. La première  est d’ordre institutionnel, c’est-à-dire la négligence des agents de crédit de l’IMF ; manque de suivi (suivi administratif, suivi sur le terrain) ; le  manque de sanction judiciaire en cas de non paiement. La seconde est socioculturelle, à savoir une charge de travail importance pour les femmes bénéficiaires ; un niveau d’éducation très faible des emprunteuses ; des tensions au sein du foyer (mari autoritaires, un mari consommateurs de khat et un mari qui se désengage des petites dépenses). Il existe par ailleurs des limites éthiques et religieuses, principalement l’usure qui est interdit par l’islam.

Qu’en est-il des perspectives d’avenir de ce secteur d’activités ?

Les perspectives sont au nombre de trois. Il s’agit de diversifier les produits financiers pour le secteur agricole, le secteur de l’élevage ou encore de la pêche),  d’élargir la clientèle vers les femmes entrepreneuses dites « charcharis», et de mettre en place une stratégie de mobilisation des ressources qui soit de nature à favoriser l’épargne.

Propos recueillis par MOF 

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