Droit du Travail Entretien avec… Dr. Ilyas Saïd Wais

24 mars 2016 11 h 21 min0 commentsViews: 892

« Le Code de 2006 ne donne pas une totale liberté d’action aux employeurs »

La Nation :- Le titre de votre livre s’intitule ” L’ambivalente libéralisation du droit du travail en République de Djibouti “, pourquoi le choix de ce titre ?

Dr. Ilyas Saïd Wais :- Avant de répondre à votre question, une définition du terme libéralisation composant le titre de mon ouvrage s’impose. La libéralisation du droit est une des conditionnalités des programmes d’ajustement structurel administrés par les Institutions financières internationales (FMI, Banque mondiale) à notre pays suite à la crise économique et financière des années 90. Dans le vocabulaire juridique, la libéralisation du droit désigne la tendance législative à rendre libéral un système juridique, à admettre plus largement un comportement, une opération, etc., notamment par ouverture de nouveaux cas ou suppression de formalités. Transposée au droit du travail, elle équivaut  à la promotion des libertés et des règles issues de la libre négociation au détriment de l’interventionnisme étatique. Concrètement, cet interventionnisme étatique résulterait d’un contrôle trop contraignant des libertés de gestion patronale ou d’un renvoi trop conséquent aux lois et règlements. Notre objectif a été de mesurer, à l’aune de la définition avancée, l’ampleur de cette libéralisation touchant le droit du travail djiboutien depuis les années 90.

Ce processus de libéralisation a induit toute une série de modifications législatives portant notamment sur  la diversification des niveaux de négociation collective, la remise en cause du monopole public de placement, la suppression du SMIG, la flexibilisation des formes contractuelles etc..Officiellement, il s’est agi de rompre avec les rigidités du Code du travail de 1952 en  concevant un droit du travail moins rigide, davantage contractuel. Toutefois, après une analyse poussée et scrupuleuse des textes, cette libéralisation nous est apparue singulièrement ambivalente ou paradoxale. En effet, malgré l’introduction d’une certaine flexibilité, nous avons découvert la résistance du droit du travail d’origine législative ou réglementaire.

Une telle résistance se manifestant essentiellement par le maintien ou la reconduction de dispositifs légaux protecteurs issus de la législation antérieure. S’il y eu libéralisation du droit du travail avec l’adoption de la loi du 23 septembre 1997 portant aménagement du Code de 1952, elle-même suivi de textes réglementaires qui seront repris en fin de compte par le Code du travail de 2006, on n’a pas assisté pour autant à un retrait total de l’Etat et de sa réglementation. Pour finir, la réforme entreprise n’est donc pas allée jusqu’au bout de sa logique libérale mais a abouti plutôt à son nuancement ou relativisation, d’où le titre choisi ” L’ambivalente libéralisation du droit du travail en République de Djibouti”.

L’actuel Code du travail de 2006 donne t-il la part belle aux employeurs?

Si le Code de 2006 consacre l’abandon d’un droit exclusivement protecteur et la promotion de la liberté contractuelle et collective, il ne donne pas pour autant une totale liberté d’action aux ’employeurs. La place plus grande faite au droit conventionnel par le Code de 2006 ne permet pas de conclure à une évolution, comme le prétend souvent assez hâtivement les nostalgiques du Code de 1952, dans le sens d’une déréglementation destructrice. En effet, certains sujets tels que les temps de travail et de repos, la sécurité et la santé des travailleurs, les garanties entourant le paiement des salaires, l’emploi des travailleurs dits vulnérables etc. continuent à dépendre plus des normes étatiques que des normes contractuelles ou conventionnelles. Le législateur djiboutien de 2006 n’a pas reculé sur ces sujets jugés impératifs et n’a pas souhaité les renvoyer à la sphère contractuelle ou conventionnelle de peur que cela entraine la précarisation et les abus en tous genres.

Toutefois, si, du point de vue des textes, on perçoit une présence réglementaire vigilante de l’Etat sur un certain nombre de sujets, force est de constater que les fonctions et finalités du droit du travail connaissent un recul sur le terrain. Aujourd’hui, la finalité qui paraît être mise en avant est celle d’un droit du travail promouvant l’intérêt de l’entreprise, entendu comme synthèse du besoin de sauvegarde de l’entreprise et de l’emploi.

Cette finalité conforte malheureusement certains employeurs dans l’adoption de comportements peu respectueux des règles, y compris impératives.

A cela, il faut ajouter la crise de l’emploi persistante dans notre pays qui sert de prétexte à une évolution négative du droit des travailleurs et souvent à la dégradation de leurs conditions de vie et de travail. Dans un tel contexte, on peut dire que les pouvoirs de l’employeur sortent renforcés alors même que les institutions de contrôle  et de défense des droits des salariés n’ont pas été renforcées en moyens matériels, voire juridiques, ce qui n’est sans conséquence sur l’effectivité du droit du travail.

Notre pays a signé de nombreuses conventions internationales relatives au droit du travail. Qu’en est-il de leur application ?

Par conventions internationales relatives au droit du travail, vous faites sûrement allusion aux conventions de l’Organisation internationale du travail (OIT) ratifiées par notre pays. Celles-ci sont aujourd’hui au nombre de 66, dont 58 en vigueur, 8 ayant été dénoncées par les autorités djiboutiennes. Concernant l’application de ces conventions, si la formalité de ratification est une condition nécessaire, encore faut-il que les textes de loi respectent lesdites conventions, aient un contenu en conformité avec elles, et ce, en vertu du principe constitutionnel de la hiérarchie des normes.

Des améliorations substantielles ont certes été réalisées depuis quelques années par le législateur djiboutien en la matière.  Dans ce sens, on pourrait citer la loi du 11 février 2011 qui lève les restrictions administratives à la liberté syndicale et qui corrige, de ce fait, les points de divergence qu’avait le Code du travail dans sa première mouture avec la convention n° 87 sur la liberté syndicale. De même, le Code de 2006, conformément à la convention n° 103 de l’OIT pourtant non ratifiée pat notre pays, a procédé à la collectivisation du risque de maternité et donc à l’amélioration du régime d’indemnisation de la salariée enceinte.

Mais, il persiste dans notre corpus législatif et réglementaire des dispositions en contradiction avec certaines des conventions de l’OIT que nous avons ratifiées. A titre d’exemple, on pourrait citer l’article 52 de la loi du 26 juin 1983 portant statut général des fonctionnaires qui indique que les demandes de démission doivent être acceptées régulièrement par l’autorité compétente. Une telle disposition est attentatoire à la liberté de démissionner du fonctionnaire et contredit, selon l’avis des organes de contrôle de l’OIT, les conventions de l’OIT relatives au travail forcé.

Dans un autre registre, on pourrait relever la non-reconduction par le Code de 2006 des majorations ou bonifications concernant la durée de congé annuel issues de la législation antérieure. En effet, sous l’empire du Code de 1952, la durée du congé annuel était augmentée en considération de l’ancienneté des travailleurs. Toujours, selon l’avis des organes de contrôle de l’OIT, cette non-reconduction pose des problèmes d’incompatibilité avec la convention n° 52 sur les congés payés, en particulier avec le paragraphe 5 de l’article 2 prévoyant l’accroissement progressif de la durée du congé annuel avec la durée de service.

Par ailleurs, il faut  relever dans le secteur privé toute une série de pratiques attentatoires à des conventions de l’OIT : les prélèvements de frais de placement sur les salaires des travailleurs intérimaires effectués par certaines agences privées d’emploi (APE), l’absence de délégation du personnel dans des entreprises ou établissements,  le non-paiement des congés maladie etc.  Il serait judicieux que les autorités publiques redoublent d’efforts pour lutter contre ces pratiques illégales. Pour cela, un renforcement des moyens matériels et humains des institutions chargées du contrôle de l’application du droit du travail (inspection du travail, ANEFIP)  ainsi qu’une diffusion de la connaissance du droit du travail seraient un début de réponse à ces situations préjudiciables aux travailleurs.

Propos recueillis par K

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